Qui suis-je ?

Née au Brésil, dans un village entouré de cannes à sucre... Elles prenaient feu parfois. Dans ma peinture, je vois et ressens que ce pays m'a laissé une trace indélébile de couleurs et de saveurs, d'humanité et d'abondance, une foi aveugle dans la vie sous ses formes multiples et toujours nouvelles. En quelques secondes je peux évoquer la chaleur de son soleil, la singularité chantante de sa langue parlée, le goût des fruits, les odeurs des rues, les poussières, tout peut revenir en un instant, parsemé de personnages attachants. Les nuits au Brésil ouvrent sur un scintillement infini, peuplé de sons divers, crapauds et grenouilles, chiens et chevaux, coqs et dindons, musiques, cris, rires, ou lointains éclats. Au fur et à mesure que la nuit avance, la somptuosité des sons se couvre peu à peu d'un silence noir. Il est indéniable que je puise dans ce terreau d'antan pour créer certaines de mes variations de couleurs et de lignes.
Retour définitif en France, je cherche des ressources pour soigner la tristesse de l'adieu : Corot, Gauguin, Turner. Le chagrin pictural prend naissance, il devient ce que l'on peut regarder. Le crayonnage et la gouache me tiennent éveillée, je copie, je décalque, j’invente des couleurs et des paysages. Renoir, Van Gogh, Monet, Goya, Picasso, Braque, Chagall, Kandinsky, Vermeer, Rembrandt dans le désordre des découvertes. J’observe comment tous ces peintres disent, chacun à sa façon, quelque chose du vivant qui m'émeut tant. Feutres et crayons, gouache et aquarelle, je prends plaisir à tracer mes mémoires au retour de promenades vagabondes. J'approfondis les notions de transparences, de témérité, de vérité intérieure avec Mondrian, Hopper, Schiele, Pollock, Bacon... Je voyage et reçois le nom de Dèmbiano (que j'utilise depuis peu comme nom de peintre). Découverte de l'atelier de Mathieu Gensin, artiste peintre à l’origine du mouvement Vohou-vohou en Côte d'Ivoire, avec lequel j’apprends les techniques de la peinture à l’essence et à l’huile. J'approfondis ma compréhension des sculptures africaines, notamment à propos des rituels à l’origine de leurs créations.
La peinture me tire vers le creux de moi-même et me pousse à comparer les guérisons occidentales aux médecines africaines. Tout en continuant le travail pictural, je m’initie à la Gestalt-thérapie : j’apprends que l’art peut permettre à qui le pratique de rester authentique et animé de foi en la vie. Les deux s’enrichissent mutuellement. J’observe mes processus de peinture dans leur commencement. Au début ce n’est que jeux et curiosité. Ma gestuelle n’a ni à priori ni direction. Je laisse venir et je compose avec ce qui émerge. Au fur et à mesure de mon expérience en peinture, je progresse davantage à la rencontre de ce qui me touche dans ce que je viens de tracer. Souvent un souvenir affleure au contact de la forme que prend ma toile et je peux choisir de l’orienter en direction de cette mémoire. Je lui offre un espace pour apparaître. Les formes représentées côtoient des zones informes. Le chaos peut s’agrandir d’êtres humains ou animaux, qui se chevauchent ou se multiplient, tant que je n’ai pas décidé de renoncer à l’un ou l’autre. Le travail se fait entre mon regard, mon désir et les formes hybrides peintes, jusqu’à ce que mon choix final oriente la toile. Elle accepte ou refuse. Elle devient douce et obéissante ou rebelle et rugueuse. Dans ce cas je l'abandonne. Ou plutôt, je lui donne du temps. Un jour, une semaine, un mois, un an, tout dépend de l’évocation qu’elle fait naître en moi.Tout dépend de ce qui m'importe. De ce qui m'habite à son contact. De ce qui pousse à se dévoiler.
Chaque tableau est le miroir d’un instant ou d’un concentré d’instants ; quelque chose de vivant pour moi, sans que j’en raconte l’histoire. Je cherche à déposer une captation intime. Je la livre en usant de ce qui peut la conserver tout en l'empêchant d'apparaître naïvement. Est-ce le multiple, le vivace, le coriace de la vie ? Il a pris cette forme dans ce tableau... Déjà une autre forme se présente. Je ne présage pas de l’instant qui s’expose, je le laisse venir. Je le laisse reposer et prends de la distance ; cela part et revient. Je passe à une autre toile. Travailler plusieurs toiles pour ne pas charger celles qui sont en devenir, ne pas perdre ce qui est encore à l’état de possibilité. J’avance dans l’inconnu de ce qui va se dévoiler, en le choisissant et en me laissant porter à la fois. Chérir et protéger ce qui s’impose à moi. Que ce soit une saveur de sentiment, une atmosphère, un point saillant qui m’affecte, une lumière qui m’émeut, du vivant qui me fascine, la force de vie se traduit en lignes et en couleurs. La rencontre se déplie. Transportée de ma profondeur vers une représentation extérieure, elle se montre. Plus ou moins fantasque, elle sort de moi pour s’étaler à sa manière, que je choisis de ne pas maîtriser entièrement. Comme si elle se déliait pour exister à travers le medium que je lui propose. Impression qu’elle influence mes couleurs, s’impose à moi et que je dois négocier pour en amadouer l’intensité et chercher l’harmonie.
Fascinée par l’entremêlement des sentiments lors de séances en groupe de Gestalt-thérapie, je remarque comment ces phénomènes proviennent de la rencontre des uns avec les autres. Je suis amenée à considérer que les interprétations sensibles ne respectent pas la frontière de l’individu. Alors, si l’individu n’estt pas aussi isolé qu’on le pense ? N’est-il pas en permanence tenu aux autres par des sentiments et des sensations multiples ? Van Gogh s'effrayait de son ouverture au monde, or ses toiles ont une puissance d'évocation inouïe. Ainsi l'Occident compartimente cet état et le qualifie de psychose, tandis qu'en Afrique bantoue cette perméabilité avec les autres vivants n’effraie pas. Selon une psychiatre de Douala au Cameroun, la plupart des guérisseurs sont psychotiques, ce qui leur permet de « voir » ce qui se passe dans la vie de leurs patients. Cependant la perméabilité devient dangereuse lorsqu'elle se manifeste aussi avec les morts. Par conséquent, cette capacité à la réceptivité reste le domaine réservé des guérisseurs, qui, eux seuls, ont appris à soigner sans en mourir. (Lire "Les yeux de ma chèvre" du Père Eric de Rosny).
Par conséquent, pour signifier cette perméabilité, j’exprime mes rencontres avec le vivant en unissant l’abstraction à la figuration, en créant des interférences entre les corps et les visages d’êtres humains ou d'animaux, ou avec des plantes ou des maisons. En dessin, la plupart du temps à l’encre de chine, j’utilise le chevauchement des lignes, avec parfois l’utilisation d’un seul membre pour deux ou d’un renversement de posture. J’avance à tâtons sans orientation à priori, pour me laisser prendre par l'inattendu. En peinture, tout mon travail est dans le rapport entre les couleurs et les lignes, les transparences, les frottements et les à-plat, afin d’obtenir un tableau qui dira cette intrication tout en présentant une figure identifiable et vivante à mes yeux. Transparences et continuités, de couleurs ou de lignes, sont mes appuis pour permettre un jeu toujours renouvelé de possibilités et pour dire combien l’invisible se mêle au visible sans nous demander notre avis. Les thérapies animistes ne séparent pas le corps de son âme ni de son milieu, tandis que les nôtres fragmentent à l’infini. Nous cherchons le visible, la preuve de la guérison, tandis qu’ils font place à l’invisible, ouvrant au mystère et au culte de la lignée toujours en mouvement, ainsi qu’à l’intemporalité des souffrances, qui traversent les générations. Silencieuse par essence, une figure peinte ou dessinée n'a ni début ni fin, elle est prise à l’intérieur d’un élan. Elle est son microcosme ; elle s'efface et se recrée, comme l’aléatoire invisible et permanent du vivant.

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