Sensible depuis l'enfance aux voyages, j'ai découvert dans les peintures des maîtres une force poétique étonnante. Or j'ai retrouvé cette force en flânant dans les pays du sud. Là-bas, la puissance du vivant et l’énergie déployée dans le désir de vivre soutiennent les humains, même dans leurs pires moments. Cette vitalité est celle que j’honore en tous lieux. Ainsi la peinture me permet de faire des liens d’un pays à un autre, d’un souvenir à l’autre, d’un temps à l’autre… Mes sentiments envers les uns ou les autres, le passé-présent-futur, les moments vécus dans tel ou tel pays se côtoient en moi et sur mes toiles car ils sont sans frontières.
D’ailleurs les frontières sont des séparations illusoires puisque notre bord touche le bord de l’autre et ouvre à l’autre côté. En effet, à la frontière, là où le jaune rencontre le rouge, l’orange a déjà surgi. Alors une question s’ouvre : pourquoi limiter en peinture ce que l’esprit humain délimite pour nommer son quotidien ? Ma peinture n’est pas faite de mots. Je n’ai donc pas besoin de créer un « dedans » et un « dehors », ni de chercher un « ici » et un « là-bas ».
Ayant par ailleurs longuement travaillé les rapports d’affects et d’émotions entre les humains en tant que Gestalt-thérapeute, j’ai expérimenté comment tous ces éléments invisibles nous traversent sans relâche, de multiples manières et où que nous soyons dans le monde. Ils semblent surgir de nulle part, nous déroutent ou nous obsèdent sans aucune frontière. Tout ceci a progressivement influencé ma peinture, dans laquelle on retrouve cette danse frontale et interférentielle entre les êtres et ce qui les affecte, visible ou invisible. Car, si nos corps sont séparés par notre peau, nos affects ne le sont pas. Ils se diffusent et peuvent se rencontrer dans l’air comme un souffle invisible ou des vibrations inaudibles.
Il est vrai que la frontière dissocie par concepts mais elle ne peut masquer l’inséparabilité éprouvée des éléments. Ma sensibilité s’est ouverte à cette inséparabilité et m’a guidée à l’explorer. Sur notre terre, le voyage englobe les frontières. Les rencontres, agréables ou désagréables, sont toujours vivaces. Frontières imaginées entre vous et moi, ouvertures et fermetures, joies ou peines… classique ou moderne, conceptuel ou pictural, avant-garde ou médiéval, impressionnisme ou expressionnisme… Les variations de mes frontières voyagent à grand plaisir de rouges en jaunes et verts, de gris en bruns et bleus, lignes, points ou surfaces, formes géométriques délimitées précisément ou non, horizontal ou vertical, diagonal ou circonférentiel, flou en vagues ou flou en strates… Et toutes les nuances qui composent ces registres interagissent entre elles et vagabondent au profit d’une image ; à chacun d’en voir selon son désir. C’est pourquoi je ne construis pas mes tableaux à l’avance ; au contraire j’aime retrouver l’inconnu qu’apportera un geste pictural, un débordement, une erreur d’évaluation. Ces aléas ouvrent à un non-contrôle, à un mystère visuel parce qu’ils ne sont pas définis par une rigueur académique.
Je fais donc en sorte que mes peintures naissent avec mon concours en fonction de mes états d’être, de mes réflexions, de ce qui m’a été donné de vivre, de ce qui me traverse au présent de chaque peinture, sans préjuger ni organiser à l’avance ce qui viendra. Souvent je me laisse guider par là où la peinture m’appelle. Ou bien j’accueille les images qu’elle me montre, en les travaillant pour les rendre visibles à tous et afin que chacun puisse y voyager et découvrir son propre monde. Nos mondes sont en interférence et en résonance ; nos mondes contiennent des mystères qu’il est dommage de rendre visibles de manière immédiate. La peinture les appelle, les évoque et ouvre inopinément des voyages pour chacun. Il est savoureux de se laisser surprendre et d’être touché par l’inattendu… Mais pour que cela reste savoureux, j’ai à cœur d’apprivoiser les images qui m’apparaissent. Il ne s’agit pas de lutter contre elles, ni de les dompter ou dominer ; il s’agit de me laisser traverser par ce qu’elles m’apportent et leur chercher une juste place dans l’ensemble pictural qu’elles révèlent. Ceci peut me prendre beaucoup de temps car certains éléments sont plus à vif que d’autres. Par ma composition, je veux ouvrir à leur prégnance sans que les plus vulnérables ne disparaissent. Je travaille autant dans les nuances que dans la vigueur, dans la précision que dans le flou… dans ce que je cherche à dire que dans ce qui peut rester silencieux.
Ainsi mes voyages intérieurs sont saisis dans des temps différents, leurs espaces s’emmêlent d’humains, d’animaux, d’objets, ou de lieux. L’illustration figurative côtoie l’abstraction des formes. Les lignes traversent les couleurs. Les pays de mon enfance rejoignent ceux de l’âge adulte… Il m’arrive de me laisser la possibilité d’inverser un tableau, car il en dira autant mais autrement, que dans le sens où je l’expose. Tout cela voyage sur ma toile comme cela voyage en moi, de façon aléatoire ; cela déambule ou rôde jusqu’à ce qu’un œil s’en saisisse.
Dèmbiano, 2025
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